Sally Bonn paru dans Flux une société en mouvement, coédition Cnap/Poursuite
- Je vois, dit-elle. Disant cela, elle veut dire qu’elle connaît. - Je vois la lumière dans la nature. Je vois sa puissance de feu. Je vois ce qu’elle révèle de l’étrangeté et de l’obscurité du monde que je veux révéler. Elle montre alors du doigt, dans le noir ou dans l’opacité, des éléments qui sont une suite d’énigmes qui ne font sens que parce qu’elle les fait voir ensemble. De sa main elle mesure la profondeur nocturne, en pénètre la densité atmosphérique. Mais c’est le contraire de l’aveuglement. Elle saisit. Elle a ce geste, celui, le même, de la jeune fille de Dibutade, traçant les contours de son amant qui s’apprête à partir en suivant son ombre sur le mur. Elle inaugure, elle aussi. Le mur s’est renversé en une surface liquide horizontale et mouvante devenue support de l’ombre, et elle a lâché le bâton qui flotte désormais, en suspens. - Je vois, continue-t-elle. Et toujours disant cela elle montre. Sa vision est une voyance qui creuse la nuit. - Je vois le grain de la peau et le grain de sable scintiller dans et à la surface de l’œil de celui qui regarde. Je vois des fragments de réels apparaissant. Je vois les exhalaisons sèches depuis les zones élevées, les étoiles filantes et les comètes, mais aussi les éclairs et les vents. Je vois les exhalaisons humides, la pluie, la grêle, mais aussi la rosée et le givre, retombant sur la terre et dessous. Elle tend l’oreille aux ombres de la nuit et parle comme l’oracle. Les mots qui sortent de sa bouche sont presque inaudibles, à peine prononcés, peut-être sifflés. C’est un son plutôt qu’une voix. Doux à l’oreille. Et ce son conduit le regard, le guide. Elle fait apparaître des éléments qui se distinguent sous un jour artificiel, se découvrant progressivement sous un halo suivant la courbe du mouvement de la terre. La ligne d’un profil, la rondeur d’une épaule, une main ouverte recevant une lueur, l’arête d’une pyramide, la transparence d’un cube, des trous, des tubes. Des nuages, une fumée ? Quelques couleurs profondes. Ce n’est pas l’invisible qu’elle espère, c’est la prégnance du monde, l’intimité de l’apparence, l’origine de la dispersion. Tout part du trajet lumineux dans un ciel nocturne. Elle franchit d’elle-même la ligne d’ombre. Se situant là, sur cette ligne qui renverse le jour et la nuit, à la recherche d’un équilibre. Elle va à contre-sens. Elle renverse ainsi des valeurs, des échelles, des fonctions. Dans son monde renversé, l’ombre a une teneur et c’est elle, l’ombre, qui est percée de lumière. Lumière reflétée, réfractée, condensée, diffusée. Lumière du soleil ou lumière du soir. - Je vois, dit-elle. Elle voit, donc elle sait. Elle sait l’incandescence des corps et l’odeur des forêts. Elle sait l’âpreté de la nuit et l’étrangeté des objets. Elle sait aussi les illusions dont nous nous berçons, celles de la science et celles des images. Elle pénètre leur flou, capte leurs contours. Elle en aime les mystères.
Le noir a ses correspondances Florence Andoka, 2017, paru dans lacritique.org « Je me tiens au centre d’un square et observe deux êtres, un père et sa fille, assis côte à côte sur un banc public. A la frontière de la clarté et de l’obscurité, l’heure semble indécidable : l’homme vient de lire 17H19 à sa montre tandis que sur son téléphone portable la jeune femme constate qu’il est 7H49. Je songe que cette situation relève de l’impossible et pourtant… » Dominique Ristori, Les deux crépuscules. La peine ombre, la nuit, le noir, le clair-obscur, ou comment du noir doit sortir la lumière ? Présentée à la galerie du Granit à Belfort, La Nuit craque sous nos doigts est la nouvelle exposition monographique de Sarah Ritter. Quelques points lumineux dans l’étendue noire, nuit noire, quelques signes de vie, où fractures rythmiques abstraites dans l’image, la première photographie de l’exposition a une dimension programmatique. On se voit dedans, la surface vitrée joue de notre reflet de passage. On n’y voit rien, que sa propre face qui cherche à saisir l’objet photographié, le fragment de réel capturé. Mais le réel est-il là ? Entre héliogravures abstraites, kakemono aériens, affiches aux murs perdues par la colle, les choix de Sarah Ritter rappellent à quel point une photographie n’existe que sous une forme particulière, dans la décision d’un tirage et donc d’une technique, d’un format, d’un support, d’un encadrement potentiel. Les photographies forment ainsi un ensemble qui existe dans un temps donné, celui de la visite, celui de l’exposition, dans un lieu spécifique, composé ici de volutes pierreuses, d’angles morts et d’une baie vitrée. Sans doute la photographie a-t-elle souvent attrait à l’architecture, pas seulement dans la composition de l’image lors de la prise de vue, mais aussi dans la scénographie de l’exposition. Sans doute le regardeur fait-il l’image, mais ici c’est dans un sens littéral qu’il faut entendre la problématique duchampienne puisque c’est le corps du regardeur qui fait et défait par son passage les images, leur succession impossible et sans cesse renouvelée. Ces choix scénographiques renvoient aussi à la manière dont Sarah Ritter conçoit non pas ses séries de photographies mais plutôt ses ensembles. Ce n’est pas le sujet ou le lieu qui est premier et détermine la production de l’ensemble, mais l’inverse. C’est-à-dire que les photographies réalisées trouvent à un moment donné leur cohérence au sein d’une articulation avec d’autres images. Ce sont donc les correspondances esthétiques, celles décrites par Baudelaire, entre les couleurs et les sons, puisqu’il n’est pas certain qu’une image soit muette, qui président à leur rassemblement. Les images ne décrivent pas un lieu, un objet, une époque commune, mais un sentiment peut-être, celui nostalgique et sauvage du titre. Entre ces photographies, il en va de l’ordinaire des jours et des rencontres, comme de l’invisible retranscrit au microscope à balayage électronique. Ce sont des visages surpris, abandonnés à l’image, des faces dissimulées par la position de dos ou l’épaisseur d’une vitre, qui apparaissent juxtaposés à des paysages abstraits et lunaires. Ces vues appartiennent-elles au même monde ? Sont-elles susceptibles d’être perçues par un même œil ? Il y a ici une étonnante réunion de partis pris esthétiques que l’on connaissait déjà de manières indépendantes dans l’histoire de la photographie. Les héliogravures reprenant des images enregistrées au microscope à balayage électronique rappellent les procédés anciens, mais le mystère physique de la camera obscura s’est ici complexifié avec la technique contemporaine. De même les deux portraits de femme, en couleurs, cadrés dans l’horizontalité du regard ont quelque chose du photoreportage. Qui sont ces autochtones, où vivent-elles ? Comment et pourquoi l’artiste les a-t-elle rencontrées ? Enfin, les images les plus noires ou les plus blanches, en soulignant leur matérialité comme leur pouvoir réfléchissant, renvoient aussi à la tradition de « la photographie plasticienne », selon la formule de Dominique Baqué. La photographie est alors une image qui se dit comme telle. Elle est ce seuil, entre objet matériel et ouverture au sujet, dont parle Georges Didi-Huberman dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Ce qui surprend ici c’est donc le rassemblement de ces images hétéroclites ainsi que leur montage dans une perspective fictionnelle, sans que jamais aucune histoire ne devienne explicite. On a le sentiment d’une cohérence mystérieuse, où le monde n’est plus animé d’un ordre à découvrir, mais où il est d’abord vécu, éprouvé, ressenti. A l’heure de la post-vérité, La nuit craque sous nos doigts, dit quelque chose des méandres contemporains où le réel, plus qu’une chose en soi, une chose commune, est d’abord la création d’un regard traversé d’affects. Dans ce cosmos infini aux lignes claires, c’est le baroque tout entier qui est là, ses correspondances, ses reflets, ses illusions, sa magie.
Jean-Luc Nancy Extraits de l'entretien du catalogue Fort, 2013
" En fait la lumière, la clarté et l’obscurité, de même que les couleurs et même pour finir les formes importent moins ici que l’air. Tu nous fais respirer une atmosphère, un climat au sens saisonnier et local aussi bien qu’au sens humain. L’epos – si nous restons sur ce registre – est un chant du temps qu’il fait, d’un ciel « bas et lourd » comme celui de Baudelaire, et enfin d’une attente. Ils attendent tous, elles attendent toutes. Que ça vienne – ou que ça passe. Ce n’est pas Godot qu’on attend, ça viendra sans doute, ou bien la déception, mais ce sera aussi une venue. Ou bien c’est toi qu’on attendait sans le savoir. C’est ton attente à toi.
[...]
Oui quelque chose existe autrement : c’est bien de cela que s’occupe une pratique artistique – même si ce terme est un peu gênant, nous n’en avons pas d’autre. Dans ce mot embarrassant et si secret – l’art – il n’y a rien d’autre qu’un exister autrement, mais un exister autrement de ce qui existe « mêmement » si je peux dire. Ce qui existe selon l’identité – cette fille est elle-même, ce mur de briques est ce mur de briques – existe aussi autrement. Tu me fais penser, de biais, à l’ « autrement qu’être » de Levinas : autrement que l’être qui est tel qu’il est, dans son identité, son immanence, la mutité et la matité de son être-posé-là. Toi tu dis, ta photo dit : ce n’est pas posé là, c’est ici, regardez, ici dans l’image, comme image, par l’image, c’est-à-dire sortant des choses posées devant nous et disponibles. Voici des choses, des gens, des lieux non disponibles, non appropriables. C’est l’image – c’est-à-dire l’imagination, au sens de la fiction active, formatrice – qui imagine, qui met en vue l’inappropriable, la chose ou la personne qui est là, bien là, mais autrement qu’étant là. C’est d’ailleurs tout le « là » qui est remué, questionné, dérangé. Où, là ? ici, dans l’image ? mais où c’est, ce qu’on voit ? peut-être que ça n’ "est" nulle part parce que ça n’ « est » pas. Ça vient, ça s’en va."
Guillaume Fontaine Extrait du texte pour l'exposition au CPIF, 2011
"Ici un halo de fumée devant le visage d’une femme matérialise le souffle vital, là une aberration visuelle souligne la fragilité d’un arbre en fleurs. Ces images sans dramaturgie, ni spectaculaire fragmentent le réel, l’éclatent, sans que le spectateur puisse s’accrocher à une trame narrative. Pour autant, face aux photographies de Sarah Ritter le désir de fiction est partout. Les personnages, tout comme les objets contiennent une forme de gravité, sans pour autant que nous en percevions l’objet. Une violence latente, du type de celle qui traverse l’enfance, innerve les photographies sans jamais entamer leur fragile beauté. Les personnages semblent être détenteurs d’un secret ou être au seuil d’un événement, d’un point de bascule. La nature semble se faire l'écho de cette suspension. Pour son exposition au Centre Photographique, Sarah Ritter adjoint un diaporama aux tirages, intitulé Les jours à venir le seront toujours. La forme littéraire de ce titre inscrit le temps au cœur du travail de Sarah Ritter, où chaque image agit comme une ellipse et nous ramène toujours à la prégnance du présent. Chaque image est ainsi un nouvel élément d’une histoire qui affleure l’inconscient de celui qui la regarde. Les espaces, les corps, les choses, s’offrent et se dérobent dans un même temps, dans un va-et-vient entre fragilité et pesanteur, mélancolie et rugosité, dans un jeu de lutte avec l’invisible, l’indicible, par le photographique. L’œuvre de Sarah Ritter résiste à la seule volonté de circonscrire ou de dire, elle joue des paradoxes des affects propres à la condition humaine."
Arnaud Claass La distance comme implication extrait de la postface du catalogue Tangente, 2009 .
« Quelque chose de notre condition réelle (y compris sa violence toujours possible) est bel et bien en acte dans ces images. Ce sont des anti-scènes de notre quotidienneté anti-spectaculaire, bien que rien de cela n’ait à voir avec la catégorie du « banal », si galvaudée : Rien de spécial ne se produit dans ces instants et c’est précisément en cela qu’ils sont parfaitement décisifs. Car les « faits » peuvent être des culminations mais aussi des creux événementiels et des qualités d’attente. Les photographies de Sarah Ritter feraient alors naître un « sentiment de l’aujourd’hui », dont elle serait à la fois la spectatrice, l’interprète et l’objet éperdu. Par quoi elle nous dirait à son tour, par la littéralité même de ses images, la possibilité de la distance comme implication. »
Et aussi : "Face aux images, on est devant elles, simplement : pas de détails, pas d'explication à ce fond qui nous regarde. Ce que je m'efforce de produire ici, c'est la simplicité de l'image, au fond, pour elle-même. Le choeur des images nous renvoie à une tension, un noeud, selon des tonalités différentes. Les personnages sont en suspens, et pourtant, autour d’eux, en eux, quelque chose les traversent et les meuvent. Selon les séries, le ton varie, les lieux, mais ce qui lie tout cela c'est bien cette présence de l'affectif devant le discursif. Cependant, je renvoie sans cesse au récit, car chaque ensemble l'est par un agencement précis entre les images. Cet entre les images est sans doute là où se loge à la fois l'interrogation et son objet. Dans son ensemble, mon travail instaure une fiction, où chaque fois se joue comme une sourde violence, une tension, une tache aveugle qui se montre sans s'éclaircir. Cette tension se joue autour de la question du passage, de la photographie comme surface évocatrice d'une profondeur ou d'un horizon qu'on ne peut atteindre, et qui pourtant nous est présenté. Ce passage est finalement celui aussi du passage de la question du lien entre la raison et les passions à une image qui s’efforce de ne pas discourir : peut-être toujours la même quête, celle d’un accès éveillé aux profondeurs..." Passages, Sarah Ritter,in Photos nouvelles n°57, 2009.